École d'architecture
de la ville & des territoires
Paris-Est

Isaline Maire

    De l'acte de décrire.
    3 figures pour une réflexion sur la méthode.
    Observer, enquêter et dessiner : trois actions pour une pédagogie de la description

    Palomar, roman publié en 1983 par l’écrivain italien Italo Calvino s’ouvre sur le récit de la description, par son personnage principal, d’une vague. Dans cette entreprise qui s’apparente à une quête, lente, méticuleuse et métaphysique, Monsieur Palomar s’attèle à observer ce qui l’entoure, dans un souci d’exploration du détail, de relevé du réel. Publié d’abord sous la forme de nouvelles parues entre 1975 et 1978 dans le quotidien national Il Corriere della Sera, le texte de Calvino est très vite décrié tant il se tient éloigné des préoccupations sociétales qui secouent l’Italie à cette époque. Et pourtant, il y avait dans cet exercice élémentaire, celui de décrire l’immuable mouvement des éléments qui nous constituent, un acte politique fondamental. Arrêter le vacarme du monde pour décrire pièce par pièce, les maux qui participent au mécanisme de son changement.
     
    Rendre compte du réel, en détailler les composantes, était le fil qui conduisait implicitement la recherche doctorale. Décrire la réalité d’un phénomène, lui aussi métaphysique et lent comme la vague de Monsieur Palomar, celui de la montée des eaux sur le littoral entre Camargue et Ligurie, et des actions mises en place pour accompagner son inexorable mue. La recherche s’engageait alors dans une vaste entreprise d’exploration multiscalaire dont le dessin devait décrire les récits. Parallèlement, la recherche investiguait sur les formes d’expérimentations de postures d’aménagement possibles, face aux risques littoraux, pour interroger la place et la condition du projet dans l’élaboration de stratégies amorçant l’habitabilité du nouveau régime climatique¹.
     
    De cette relation entre le faire, et l’arpentage dessiné des corpus que nous constituions alors par la mise en œuvre de l’atlas, dessiné apparaissaient alors des interrogations, quant aux méthodes employées et à ce qu’elles pouvaient apporter, dans la prise de parole critique, sur la manière dont s’opéreraient les changements des territoires et leurs adaptations. Dessiner pour comprendre, le passé, le présent, et pour esquisser le futur était une exploration systémique, qui exerçait l’œil et la main à une connaissance détaillée des espaces, phénomènes et objets. La représentation était envisagée comme un outil de transcription et de médiation du réel, mais également de traductions de savoirs pluriels, interdisciplinaires, afin de les rendre visibles dans l’espace et de produire une connaissance pour le projet. Or, cette connaissance prenait naissance dans l’acte de décrire les territoires, leurs composantes, les phénomènes non visibles qui l’ont constituée. Si l’objet de la thèse engageait une réflexion, sur l’apport de cette recherche sur l’adaptation des littoraux, dans notre discipline, et particulièrement, dans son enseignement à la croisée d’autres qui explorent des solutions d’adaptation pour répondre aux mues à venir du territoire, il se dessinait bien dans ce que l’acte de décrire en architecture voulait, permettait, engageait. Décrire devenait alors un manifeste pour porter une résistance à l’instantanéité des suppositions, des hypothèses, des scénarii. Il ramenait ainsi au centre du projet le temps présent de l’observation, le temps long de la constitution des territoires, et sur le temps à venir, la promesse que la description engageait un recentrement sur les lieux, leurs spécificités et l’attention aux espaces qui nous définissent.

    Dès lors, l’entreprise de cette description nécessitait de faire un détour, pour aller à la rencontre d’autres trajectoires de recherche, qui ont fait de l’acte de décrire un exercice et l’objet même de leur exploration. Ces trois trajectoires ont pour caractère commun d’avoir interrogé la description de l’espace contemporain, à des temps différents de mue le constituant et en portant un regard extérieur à celui posé par les disciplines de l’aménagement. D’une certaine manière, ces trois regards ont répondu aux crises de représentation du présent dans leurs époques respectives, en proposant des démarches qui éclairent la manière dont notre engagement, en tant qu’architecte et qu’enseignant en architecture, peuvent répondre à une meilleure acculturation aux méthodes descriptives pour engager la mise en hypothèse du réel : le projet.

    Italo Calvino, écrivain et essayiste, a fait de l’écriture le support de son engagement littéraire et politique à devenir un œil vivant² pour raconter la transformation du pays et des territoires dans lesquels il évoluait. L’ancrage de son travail vient d’un exercice d’observation et de description qu’il a construit dans son enfance, en Ligurie. Il y retrace, dans ses premiers écrits, la description minutieuse des terres ligures à la sortie de la guerre, de l’importance des mots et des sens cachés de ceux qui, encore nommés par le dialecte, instruisent un message sur la compréhension de la construction des territoires dans un monde qui tendait à se littoraliser et s’uniformiser.

    Luigi Ghirri, géomètre de formation, parcourt les territoires d’Emilie-Romagne dans les années soixante-dix, et constitue un observatoire photographique inédit sur le paysage en mutation, les « marges » des villes qui sont alors en construction. Il capte l’instantané de ces villes en extension et en décrit alors l’intérêt ordinaire, la singularité de ce que l’on ne veut regarder à l’époque. Il participe alors, à nommer les lieux encore marginaux, ceux qui en lisière de l’espace « connu » subissent une transformation radicale.

    Paolo Rumiz, journaliste, explorateur et marcheur, parcourt pour ses enquêtes les grands espaces de l’Europe pour en dresser, à travers la correspondance à La Repubblica, le portrait des hommes et des femmes qui l’habitent. Son intérêt pour l’investigation marchée l’amène à retracer l’histoire, de lignes d’infrastructures symboliques, comme le fleuve Pô, qu’il parcourt à la marche et à la rame, de sa source à son embouchure. Il questionne à travers son cheminement et sa retranscription journalistique et littéraire, les récits entremêlés des hommes qui l’habitent, du présent de ces espaces aux imaginaires structurants, symboles de lieux à la croisée des crises globales (environnementales, sociétales, politiques).
     
    Ces trois figures ont nourri une réflexion sur l’acte de décrire dans et par les disciplines au sein desquelles ils ont tous les trois développé leurs travaux. Par la transposition de ce qu’ils apportent à la nôtre, nous pouvons faire de leurs observations des méthodes, éclairées, transgressives et incroyablement intemporelles pour rendre compte de l’intérêt d’une réflexion sur la méthode en architecture, afin de redonner la mesure des choses et la posture par laquelle l’architecte peut prendre part.
     

    Isaline Maire



    Cadre du doctorat

    ◖ Direction de thèse
    René Borruey (HDR)
    laboratoire Inama, ENSA•Marseille
    Paul Landauer (HDR)
    laboratoire OCS, Ensa Paris-Est
    Maria Chiara Tosi (Professoressa)
    curriculum Urbanistica, Università IUAV di Venezia

    ◖ Cadre du doctorat
    12.2019 - en cours
    École Doctorale 355 « Espaces, Cultures et Sociétés », Aix-Marseille Universités
    Maison Méditerranéenne des Sciences de l'Homme
    Thèse financée entre 2019 et 2022 par l'ADEME et la région Provence-Alpes-Côte d'Azur
    + autofinancement

    ◖ Environnement de recherche
    Laboratoire OCS
    Unité de recherche mixte AUSser, Université Gustave Eiffel
    Curriculum Urbanistica, Università IUAV di Venezia
    Laboratoire Inama
    MMSH, Aix-Marseille Universités




    Sur la recherche

    ◗ Mots-clés
    représentation, risque climatique, description, méthode, pédagogie, enseignement des outils du projet, cartographie, Luigi Ghirri, Italo Calvino, Paolo Rumiz, épaisseur littorale, montée des eaux, littoral méditerranéen

    ◗ Affiche scientifique

    ¹ Latour Bruno, Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres, Paris, La Découverte, 2021, 185 p.
    ² Starobinski Jean, L’œil vivant, Paris, Gallimard, coll. « Collection Tel », 1999, 308 p.

    Illustration →
    Luigi Ghirri, Verso la foce del Po (Fe), Un cancello
    sul fiume, negativo 4,5x6
    , 1991, Eredi Luigi Ghirri