Marnes, documents d'architecture, vol. 2
Éditorial de Sébastien Marot
Ce deuxième volume de Marnes poursuit d'abord l'entreprise dans laquelle nous nous sommes lancés avec le premier : introduire et diffuser auprès du public francophone des documents de théorie, d'histoire et de critique de l'architecture (et de l'urbanisme) qui n'étaient pas disponibles jusqu'à présent dans notre langue, et élargir ainsi les ressources dont nous disposons pour alimenter et faire évoluer l'enseignement de nos disciplines.
Trois textes ou ensemble de textes répondent ici directement à cette ambition. Le premier est un article inédit de Le Corbusier (1937) consacré à la pierre en architecture, embryon d'un livre que l'architecte projeta longtemps d'écrire au sujet de ce matériau par excellence de l'architecture prémoderne. Se livrant à la critique vigoureuse d'une construction qui s'érigeait sous les fenêtres de son appartement parisien, Le Corbusier dénonce naturellement la façon dont la pierre est trop souvent contrainte à singer, contrefaire et camoufler les fonctions porteuses ou enveloppantes dont les matériaux modernes (fer, béton, verre) devraient l'avoir, à ses yeux, définitivement affranchie ; mais pour mieux souligner, en contrepoint, d'autres fonctions ou connotations plus fondamentales pour lesquelles cette « amie de l'homme » serait devenue plus disponible encore qu'autrefois. Spécialiste des écrits de Le Corbusier, Guillemette Morel Journel retrace dans sa présentation non seulement les étapes et les paradoxes de cette réflexion sur la vérité du matériau chez l'auteur - ainsi que la chronique de ce projet de livre sur la pierre en architecture -, mais aussi ses résonances avec l'œuvre d'un certain nombre d'architectes modernes ou contemporains comme Fernand Pouillon, Jacques Herzog et Pierre de Meuron, ou encore Gilles Perraudin.
Le second ensemble de textes ne comble pas une lacune dans la connaissance d'une œuvre et d'un itinéraire de réflexion que les exégètes ont déjà explorés sous toutes leurs coutures, mais cherche plutôt à faire découvrir la pensée d'un architecte encore mal connu du lectorat francophone. Extraits d'un petit ouvrage publié par Fumihiko Maki en 1964 (Investigations in Collective Form), ces deux essais sur la « forme collective » et les moyens « de produire ou de révéler le lien » dans les dispositifs urbains sont intéressants à au moins deux titres. D'une part, ils font entendre un répons japonais, profond et original, dans la fugue occidentale d'analyses et de réflexions qui renouvela la jurisprudence de l'urban design à cette époque (Team X, Lynch, etc.). Mais d'autre part, comme le montre Corinne Tiry-Ono, ils jettent les bases théoriques d'une trajectoire d'architecte qui, sans s'y dissoudre, fut une composante active du mouvement métaboliste, et dont les échos sont toujours audibles dans tout un segment de la production architecturale contemporaine au Japon. Leur traduction permettra à nos lecteurs de mieux comprendre l'un des filons, l'un des arrière-plans de ce mouvement métaboliste auquel Rem Koolhaas et Hans-Ulrich Obrist ont récemment consacré un monumental volume d'histoire orale.
Comme on le constatera avec le troisième document dont nous donnons ici la traduction, l'intérêt de Koolhaas pour le métabolisme, et plus spécifiquement pour les réflexions de Maki sur la forme collective, ne date pas d'hier, puisqu'on trouve, au beau milieu de « Singapour Songlines » (1995), une exégèse plutôt fouillée de ces textes dont il soulignait alors la radicale nouveauté. Mais au-delà de ce pont direct avec les essais de Maki, « Singapour Songlines » marque surtout, 17 ans après New York délire, une inflexion majeure dans l'itinéraire théorique de Rem Koolhaas, un déplacement dont la lecture est importante si l'on souhaite comprendre la nouvelle orientation qu'ont prise les travaux de recherche et d'écriture de cet architecte après S,M,L,XL. D'une certaine manière, tous les mouvements opérés par Koolhaas depuis ce moment (le Harvard Project on the City, Mutations, Content, la création et les recherches de l'AMO, et jusqu'à Project Japan) peuvent être mis en perspective à partir de cette étude de terrain de la ville globalisée que le succès de « la ville générique » - qui n'en est pourtant que l'extrapolation littéraire - a quelque peu éclipsée jusqu'à aujourd'hui. C'est ce que nous avons essayé de montrer, en soulignant au passage la référence appuyée que Koolhaas fait dans ce texte au Roland Barthes de L'Empire des signes, mais aussi certaines correspondances avec les thèses de Marshall McLuhan, qui fut dans les années 1960 le premier grand théoricien des média et du « village global ».
Cette version française de « Singapour Songlines », réalisée par Marie Dronneau et Jean Souviron, est le fruit d'un atelier de traduction que nous avons ouvert l'an passé aux étudiants de second cycle de l'École d'architecture de la ville & des territoires. Il sera suivi par beaucoup d'autres qui viendront directement nourrir les prochains volumes de Marnes, documents d'architecture. Les bons textes sont d'excellents enseignants et, comme on le constatera, les étudiants peuvent faire de très bons traducteurs.
Trois autres articles indépendants sont inclus dans cette livraison, qui abordent sous des angles eux-mêmes variés des thèmes, des dimensions et des préoccupations très différents de l'art de bâtir.
Dans un essai qui épouse le mouvement d'une route à travers un paysage changeant, Éric Alonzo nous promène d'abord à travers deux décennies de débats français (1932-1949) sur le tracé et la conception des voies automobiles. Comment concilier flux et sédentarité ? Comment négocier la rencontre des infrastructures routières avec les villes et les villages, de l'objet technique avec le site ou le paysage ? Les voies et les ouvrages doivent-ils irriguer ou éviter les établissements humains ? Faut-il les escamoter, les fondre dans le paysage, ou au contraire sublimer leur présence ? Toutes ces questions paraissent avoir été amplement discutées et traitées dans les revues d'architecture et d'urbanisme de l'époque, ce qui conduit l'historien à s'en poser d'autres : la diffusion de la circulation motorisée a-t-elle véritablement bouleversé la façon dont les voies étaient envisagées, et si oui, quand ? Peut-on distinguer des seuils, des ruptures, des lignes de partage, ou faut-il au contraire souligner des continuités ? Et que vaut l'opposition fameuse du Mouvement moderne et de l'éclectisme des Beaux-Arts quand on se penche sur l'architecture de la voie ? En tâchant d'y répondre, cet essai nous invite surtout à hériter de ces contributions dans une réflexion contemporaine sur les moyens d'envisager et de projeter nos infrastructures comme d'authentiques ouvrages d'architecture.
L'actualité de la recherche conduite par Fanny Lopez sur la quête de l'autonomie énergétique en architecture est tout aussi manifeste. En retraçant ici l'aventure singulière de l'ingénieur anglais Alexander Pike et de son projet pionnier de « maison autonome » - qui exerça une influence considérable sur les débats des années 1960 et 1970 -, c'est tout un pan de cette quête, partagée entre les rêves de performances techniques et les aspirations de la contre-culture, que son article entreprend d'éclairer. De toute évidence, ce n'est pas en négligeant les leçons qui peuvent être tirées de ces expériences, heureuses ou malheureuses, que nous nous mettrons en position d'aborder une problématique (la déconnexion) dont l'importance et l'urgence s'imposent aujourd'hui plus que jamais.
L'article de Laurent Koetz, quant à lui, nous ramène d'une certaine façon au thème de la vérité constructive qu'abordait Le Corbusier dans « La pierre, amie de l'homme ». Question d'expression ou d'index, qu'il soulève pour sa part en se penchant - c'est le cas de le dire - sur les « paradoxes gravitationnels » de deux maisons construites par Eduardo Souto de Moura il y a une dizaine d'années. En les comparant à plusieurs autres du même architecte, toutes situées comme elles sur des terrains en pente, il nous convie à une méditation précise sur les rapports d'expression (par ancrage ou par contraste) que l'architecture construit avec le site, le paysage et l'horizon.
Comme la précédente, cette deuxième livraison s'achève par la présentation d'une expérience pédagogique qui constitue une étape déterminante dans le cursus des étudiants à l'École d'architecture de la ville & des territoires. Fondé et développé dès l'origine de l'école par Jean-Jacques Treuttel, l'Atelier d'analyse urbaine invite les étudiants de deuxième année à documenter par tous les moyens (textes, visites, relevés, croquis, photographies, films) des situations urbaines précises, et à digérer leur travail de façon à le rendre facilement communicable à tous. Au fil des années, ce travail patient, encadré par toute une équipe d'enseignants (combinant les compétences de l'urbanisme, de l'histoire urbaine, du dessin et du graphisme), a permis de constituer un impressionnant catalogue d'études dont une exposition a récemment montré l'intérêt et la richesse. En ce moment charnière où une relève de nouveaux enseignants s'apprête à orienter cet atelier vers d'autres territoires que ceux de la ville sédimentaire et bien constituée, il est utile de faire le point. Tandis que Jean-Jacques Treuttel revient sur cette entreprise pédagogique au long cours, Philippe Panerai a bien voulu nous donner, en guise d'introduction, un témoignage personnel sur les différents chemins par lesquels l'analyse urbaine s'est peu à peu introduite dans l'enseignement de l'architecture en France, histoire dans laquelle il aura joué, comme chacun sait, un rôle de premier plan.
Comme on le voit, l'ensemble de toutes ces contributions ne balaye pas un thème particulier, mais forme plutôt ce que Florent Schmitt appelait une « suite sans esprit de suite ». La vertu ou le vice particulier de ce genre de florilège est de solliciter avant tout la force coopérante du lecteur et sa capacité à penser plusieurs choses à la fois.
Ainsi que nous l'annoncions dans le premier volume, notre intention est bien de faire de Marnes, documents d'architecture une publication semestrielle, calée sur ce qui est devenu le calendrier officiel des études supérieures. La montée en régime s'effectuera au cours de cette année 2012.
Sommaire
A | Dessiner la voie pour l’automobile, France 1932-1949 | Éric Alonzo |
B | Par-delà la tradition et la modernité | Guillemette Morel Journel |
La pierre, amie de l’homme (1937) | Le Corbusier | |
C | Autonomous Housing Project 1971-1979, L’utopie énergétique d’Alexander Pike | Fanny Lopez |
D | Maki et les formes collectives, Une leçon singulièrement nippone ? | Corinne Tiry-ONO |
La forme collective (2008), Préface | Fumihiko Maki | |
Les trois paradigmes de la forme collective (1964) | Fumihiko Maki, Masato Otaka | |
La liaison dans la forme collective (1964) | Fumihiko Maki, Jerry Goldberg | |
E | Du village global à la ville générique, Rem Koolhaas, archéologue | Sébastien Marot |
Singapour Songlines (1995), Portrait d’une métropole Potemkine… ou trente années de table rase | Rem Koolhaas | |
F | Représenter la gravité, Deux maisons de Souto de Moura à Ponte de Lima | Laurent Koetz |
G | Les territoires de l’architecture, Petit parcours de l’analyse urbaine | Philippe Panerai |
Apprendre à voir les villes, Dix ans d’analyse urbaine à l’École d’architecture de la ville & des territoires, Transmettre | Jean-JACQUES Treuttel |
Informations
Broché : 415 pages
Éditeur : La Villette
Langue : Français
ISBN-13: 978-2915456714
Dimensions : 13 x 21 cm
Direction éditoriale
Sébastien Marot
Éric Alonzo
Secrétaire de rédaction
Paul Bouet
Comité de rédaction
Éric Alonzo
Luc Baboulet
Paul Bouet
Stéphane Füzesséry
Laurent Koetz
Paul Landauer
Loïse Lenne
Sébastien Marot
Antoine Picon
Jean Taricat
Design graphique
Building Paris
En vente à l'École (agence comptable) et en librairie au prix public de 20 €.
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